Histoire vraie :
Agée d’une cinquantaine d’années, Marie-Françoise appartient à un milieu très aisé. Voluptueuse, habillée avec recherche et maquillée avec goût, elle offre l’apparence d’une femme du monde en parfaite santé. Je dis bien : l’apparence. Car l’expérience m’a appris aussi que trop d’attention accordée au paraître joue bien souvent le rôle d’un cache-misère.
A peine s’est-elle assise qu’elle m’explique la raison de sa venue :
— Cela fait des années que je suis constipée. J’ai consulté de nombreux médecins, pris des laxatifs de toutes sortes, rien n’y a fait. Je pense que c’est parce que je me nourris mal. Et comme j’ai entendu dire que vous soigniez par l’alimentation, je suis venue vous demander conseil.
Il est vrai qu’en marge de la mésothérapie, je me suis vivement intéressé aux questions alimentaires, au point même d’y consacrer un livre. Néanmoins, je ne suis pas non plus un fanatique et sais aussi que la façon dont on se nourrit, pour importante qu’elle soit dans le maintien de l’équilibre général, n’est pas la clé universelle de la bonne santé.
— Très bien, nous verrons cela ; et sinon, comment va la vie ?
— Oh, je ne peux pas me plaindre… Mon mari a une bonne situation, je ne travaille pas, mes enfant sont élevés…
« Je ne peux pas me plaindre. » N’est-ce pas une façon de dire qu’elle en aurait envie ?
— Mais cette situation, vous convient-elle vraiment? Vous sentez-vous épanouie?
Marie-Françoise se trouble, baisse les yeux, se tait un instant. J’ai dû toucher un point douloureux, quelque chose de difficile à dire, caché sous l’image qu’elle cherche à donner d’elle-même. Quand elle me regarde à nouveau, je sens qu’elle est au bord des larmes.
— Non, ce n’est pas si facile que ça en a l’air… Mais vous comprenez, quand j’essaie d’en parler, mes amies me disent que j’exagère, que j’ai une chance folle… Et je me dis qu’elles ont raison.
— Mais qu’y a-t-il de si difficile ?
Là encore, elle hésite avant de répondre. Comme si elle avait la gorge serrée. D’ailleurs, quand elle reprend la parole, le son de sa voix a changé, trahit sa fragilité, son émotion.
— C’est que là-dedans, je ne suis rien.
Subitement, elle se met à pleurer. Je lui tends un mouchoir en papier. Elle s’essuie les yeux, s’excuse, poursuit :
— Vous comprenez, je passe mon temps en représentation. Je suis la femme de mon mari, tout juste bonne à tenir un intérieur, à laver ses chaussettes, à m’occuper des repas. Mais moi, je n’existe pas. Et en plus, je n’ai rien à dire, je dois toujours me retenir. Parce que c’est lui qui me fait vivre. Il est généreux d’ailleurs, et c’est pour ça que mes amies disent que je n’ai pas à me plaindre. Mais j’ai l’impression d’être dans un piège. Je ne peux pas partir, je n’ai ni métier ni argent, et si je reste, je n’ai qu’à me taire et à supporter que ça continue.
« Je n’ai qu’à me taire », « je dois toujours me retenir », c’est dans ces mots-là que s’exprime sa douleur, son corps d’ailleurs ne dit pas autre chose : lui aussi se retient.
Dans la suite de l’entretien, j’essaie de la réconforter. Oui, bien sûr, son besoin de parler est légitime. Je pense d’ailleurs de plus en plus que le besoin de s’exprimer est vital. Et que, quand on ne le fait pas par des mots, on le fait par des maux. Le corps, à sa façon, nous parle peut- être de ce que nous ne disons pas.
Il est essentiel pour elle de parler, je le lui explique, et que la seule façon de sortir du piège dans lequel elle se trouve, c’est sans doute de rétablir le dialogue avec son mari. Même si c’est difficile. Elle le connaît assez pour trouver le moyen.
A la fin de la consultation, nous revenons à l’objet de sa visite. Je lui demande d’arrêter de prendre ses laxatifs et lui donne quelques conseils alimentaires.
Un mois plus tard, Marie-Françoise me rappelle :
— Écoutez, docteur, je n’y comprends rien, mais je suis guérie. Pendant des années, j’ai pris des tas de médicaments qui n’ont rien fait, et il a suffi que je fasse attention à ce que je mange pour que tout rentre dans l’ordre. C’est incroyable, n’est-ce pas ?
Effectivement, c’est incroyable. Au point que je ne crois pas que ce soit ce changement de régime qui ait tout fait.
— Et avec votre mari ?
— Ça va mieux. Je lui ai parlé. Je crois d’ailleurs que ça nous a fait du bien à tous les deux.
— Eh bien, la prochaine fois, s’il y a quelque chose qui ne va pas, venez m’en parler avant de prendre des médicaments.
— Oui, répond-elle. Cela aussi, je crois, m’a fait du bien.
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Extrait du livre Les fractures de l’âme : Du bon usage de la maladie, de Fabrice Dutot et Louise Lambrichs, éditions Robert Laffont
Dans ce livre remarquable, le Docteur Fabrice Dutot explique sa défiance vis-à-vis des discours officiels, qui ne servent qu’à assoir le pouvoir de « certains » (et à fabriquer des marchés : NDLR) et raconte simplement, à coups d’histoires vécues, comment il conçoit, et exerce, une médecine proche du malade.
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